On appelle cela un cancer des cellules primitives, qui se développe pendant la période embryonnaire. On aurait pu s’en rendre compte très tôt. La maman a fait son triple test dans des conditions difficiles, nous étions alors en Irlande. Là-bas, on ne détecte pas les anomalies parce qu’un enfant c’est un cadeau de Dieu. On n’avorte pas.
Nous avons fait le triple test parce que c’est ce que nous aurions fait si nous avions été en France. On nous dit en anglo-irlandais qu’il y a un taux d’alpha-fœtoprotéines élevé, on ne sait pas de quoi il s’agit et j’avoue ne pas avoir été ni curieux, ni inquiet. On reçoit donc un avis stipulant que quelque chose ne va pas. Il nous est recommandé d’aller effectuer une amniosynthèse Nous décidons d’aller l’effectuer en Belgique, car elle avait vécu pendant un an à Bruxelles.
Le résultat indique que nous ne sommes pas en présence de spina bifida, ni de trisomie mais par contre personne ne revient sur ce taux anormal d’alpha-fœtoprotéines, pas même le papa médecin de ma compagne.
C’était un beau bébé qui grandissait bien, qui se développait bien. On ne pensera d’ailleurs pas à parler au pédiatre de cette douleur en position assise, au niveau des fesses. On est complètement passés à côté de cela.
En Irlande, on fait extrêmement attention aux problèmes de luxation de la hanche, car les irlandais souffrent très souvent de cette malformation congénitale. En outre, dans cette mentalité anglo-saxonne, on attaque très vite les médecins qui commettraient une erreur. Donc on se retrouve avec une gamine qui porte un harnais au bout de trois jours, ce qui détend vachement l’atmosphère pour la maman qui vient d’avoir un enfant qu’elle ne peut même pas baigner. On a fait enlever ce harnais au bout de deux mois. En France ou en Belgique, on aurait d’abord pratiqué une échographie mais en Irlande, on préfère poser un harnais tout de suite. En bon élève, j’ai accepté le diagnostic de la « faculté de Médecine Irlandaise ». Le père de ma compagne n’a rien dit à ce sujet.
Ces deux premiers mois de vie ont donc été difficiles tant pour la maman que pour la gamine.
Nous avions une gamine un peu douloureuse. On s’en aperçoit quand on l’assoit dans son siège auto, quand on la pose allongée sur le dos. En poussette, rapidement, elle devient insupportable. Ca ne va pas mais on ne s’en rendra même pas compte.
« Eh bien oui, Léa a mauvais caractère, c’est pour cela qu’elle est difficile, elle est comme toi, c’est comme ça que tu étais quand tu étais petite. »
Un an après nous sommes retournés voir un médecin et elle était tout à fait normale, extérieurement du moins. C’était un beau bébé qui grandissait bien, qui se développait bien.
On ne pensera d’ailleurs pas à parler au pédiatre de cette douleur en position assise, au niveau des fesses. On est complètement passés à côté de cela.
Évidemment, l’ambiance dans le couple se pourrit, ce sont des nuits difficiles, c’est une gamine qui pleure, c’est une maman qui n’est pas très heureuse, qui est aussi un peu perdue parce qu’elle est « dans la nature », seule, isolée.
Elle commence aussi à se demander où je suis. Car quand ça crie à la maison, tu n’as pas envie de rentrer. C’est donc une ambiance affreuse jusqu’aux aspects sexualité du couple, avec une perte de confiance en elle, moi je me sens oublié, rejeté.
Au mois d’octobre, ma fille a un an, je trouve qu’elle a une façon de dormir un peu compliquée, en position fœtale, mais sur le ventre, elle a les jambes rentrées sous le corps avec les fesses en l’air.
J’en parle à sa mère. Il y a alors peut-être une « non-volonté » de le reconnaître. Elle appelle ses parents. Son père est médecin, sa sœur est étudiante en médecine, sa maman a eu 6 enfants. Ce que j’entends de son environnement à elle, c’est : »Eh bien oui, Léa a mauvais caractère, c’est pour cela qu’elle est difficile, elle est comme toi, c’est comme ça que tu étais quand tu étais petite. »
Voilà que la maman reprend dans la figure qu’elle était une gamine difficile. Donc sa fille, ce n’est pas anormal qu’elle soit difficile. Ils ne manifestent donc aucune inquiétude médicale.
Nous n’avions pas remis sur la table le taux d’alpha-fœtoprotéines.
Au milieu de tout cela, on fête l’anniversaire de ma fille, mon père est en train de développer un cancer et ma mère souffre de dépression. Mon père souffre de pleurésie, les poumons décompensent, ils se remplissent d’eau. Il finit par mourir au mois de décembre.
Nous l’enterrons, ma mère est un vrai légume, il faut savoir comment s’occuper d’elle, adapter son appartement, elle doit souvent se rendre à l’hôpital. Plein d’ennuis en même temps. Et puis il faut assurer la succession, le notaire, les assurances, etc.
Et je dis à sa mère : « Dis-donc, tu as vu, c’est pas beau ! » C’est un œdème en damier, rouge violet, qui ressemble à une gangrène, bref un sale truc.
En ce début de mois de février, ça ne va pas avec notre gamine. Je m’aperçois un matin qu’elle a une jambe enflée. Et je dis à sa mère : « Dis-donc, tu as vu, c’est pas beau ! » Elle crie comme si je disais des conneries énormes, mais elle doit se rendre à l’évidence.
C’est un œdème en damier, rouge violet, qui ressemble à une gangrène, bref un sale truc.
On part à l’hôpital. Je me sens un émigré, là en Irlande.
On sent qu’on tombe aussi dans un monde hospitalier surpeuplé, où le personnel manque. Il y a beaucoup de médecins ou d’assistants pakistanais, on ne sait pas qui est qui. Il y a un chef de service qui a besoin d’avoir des lits, qui fait un peu moins de santé et un peu plus d’économie de la santé.
Ils ne savent pas ce que c’est. Comme ce n’est pas beau, on pense à un corps étranger qui circule. On la place sous antibiotiques.
Dans ce service, il y a des rideaux qui séparent les lits, ma compagne et moi avons dormi à l’hôtel, à tour de rôle durant deux jours, notre maison se situant à 50 kilomètres. L’ambiance est toujours pourrie. Il faut aussi que je travaille quand même. Elle ne travaille pas, il faut bien que quelqu’un ramène l’argent et j’ai des pensions alimentaires élevées à verser.
Finalement la jambe va mieux. On nous fait repartir dans notre campagne car nous sommes en traumatologie et le service est rempli de gamins avec des jambes cassées, on a besoin de lits.
Le weekend qui suit, il y a une fête, une sorte de « ChinaTown » de Dublin, on y va, c’est chouette. Le lundi, je repars au boulot. Ma compagne m’appelle, ma fille a 40° de fièvre. Pour la pédiatre, ce ne sont pas les dents, c’est trop fort, il faut que l’on retourne à l’hôpital.
La semaine précédente, j’avais prévenu mon ex-beau-frère et il m’avait dit que si j’avais un problème, on devait immédiatement rentrer à Paris, direction Hôpital Necker Enfants Malades.
On commencera dans le dur, comme dit le chirurgien, puis si on ne trouve rien là, on fera une échographie, après une IRM, etc.
Nous arrivons à l’hôpital à Dublin, en pleine période de bronchiolite, une très mauvaise période. L’hôpital est encore plus surpeuplé, avec des mômes qui ont des bonbonnes d’oxygène reliées aux narines, etc. On nous met, nous et notre gamine aux yeux bridés noirs, dans un coin. En plus, ma fille qui a souffert la semaine d’avant hurle dès qu’une infirmière approche. Évidemment, plus personne ne s’approche. On attend, de midi à dix-huit heures, personne ne s’occupe de nous. Et puis, arrivera un type charmant, un chirurgien qui finit son service. Je ne sais pas s’il est attiré par la beauté de ma compagne ou par les cris de ma fille. Il commence par faire un peu de sémiologie, il manipule la jambe. Ma fille ne dit rien. Il dit qu’il y a une infection quelque part, il y a quelque chose qui se développe, peut-être un abcès ou un foyer infectieux dans l’articulation, ça lui paraît bizarre.
« À partir de demain matin, on va commencer les analyses. » dit encore ce chirurgien.
La semaine où Léa avait été hospitalisée, aucune analyse n’avait été faite.
On commencera dans le dur, comme dit le chirurgien, puis si on ne trouve rien là, on fera une échographie, après une IRM, etc.
Le lendemain, « dans le dur », il ne se passe rien. « Dans le mou », je comprends suffisamment l’anglais médical pour comprendre que le radiologue dit : « Elle a une grosse vessie. »
Je trouve pourtant que ma fille urine correctement. Ça ne me plait pas bien d’entendre ça.
Déjà, la maman commence à perdre un peu pied. C’est moi qui commence à reprendre en charge la gamine parce qu’il faut passer un scanner. Il faut l’endormir un peu pour qu’elle passe cet examen calmement. La mère aussi commence à être un peu anesthésiée, elle ne va pas bien.
« Écoutez, ce n’est pas un corps étranger, c’est un corps qui évolue à l’intérieur, ça se développe, c’est une tumeur, c’est un cancer. »
On la met dans le tunnel une première fois, ça dure 45 minutes. On recommence une deuxième fois. Après on nous dit, reprenez votre fille et on vous dira ce qu’il se passe.
Au bout de quelques heures, ils arrivent.
Nous, je ne sais pas où on est, comment on est. On n’imagine pas ce qu’on va entendre. On ne comprend rien. Et ils arrivent et puis ils nous disent : « Écoutez, ce n’est pas un corps étranger, c’est un corps qui évolue à l’intérieur, ça se développe, c’est une tumeur, c’est un cancer. »
Là, pétrifiés, sidérés. Sidération complète. Il n’y a pas non plus d’étreinte, il n’y a rien du tout. Nous étions déjà distants depuis la naissance, depuis un an donc. Ça ne marchait pas bien, l’arrivée de l’enfant n’est pas forcément évidente, aussi bien pour elle que pour moi.
On nous dit ça. Boum. Je crois me rappeler que j’ai vu les yeux de la maman se tourner vers l’intérieur. La citadelle était fermée.
Pour ne pas souffrir, j’étais déjà dans la logistique. Qu’est-ce qu’on fait, comment on fait, on reste là pour la traiter ?
Je rappelle mon ex-beau-frère et je lui dis que c’est beaucoup plus complexe que nous ne croyions.
Il me répond : »Tu te casses ! Je t’obtiens un rendez-vous à l’Institut Curie, ce sont les meilleurs ». On discute avec les médecins irlandais. Ils sentent bien qu’on n’a pas envie de rester et ils le comprennent.
Je retourne à la maison, je fais les préparatifs, j’envoie de l’argent sur mon compte bancaire en France parce que j’imagine que les choses ne vont pas être très simples. J’envoie 10 000 € et heureusement que je les ai. D’ailleurs je ne les aurai pas longtemps, après trois jours à l’Institut Curie, on me réclamera un chèque de ce montant, comme caution en attendant la prise en charge.
On arrive là-bas, on a notre rendez-vous très vite. On a la chance de passer devant pas mal de gens, grâce à mon ex-beau-frère, pour arriver là. Pendant la première semaine, très vite, ils vont s’apercevoir de ce traceur qu’est l’alpha-fœtoprotéine.
Il y en a au foie, il y en a au poumon, il y en a sur les côtes et sur les ganglions voisins de la zone touchée mais il n’y en a pas sur la colonne vertébrale, ni dans le cerveau ou la moelle épinière.
On nous expliquera plus tard que si on l’avait suivie pendant la grossesse et après la naissance, on aurait eu une tumeur mais peut-être pas un cancer, parce que ça se cancérise.
En plus, on va découvrir où elle se situe, cette grosse saloperie. Elle a la taille d’un poing d’adulte dans un corps de bébé de 15 mois. C’est un gros truc qui est placé sur son coccyx et sur les dernières sacrées. La chimiothérapie est nécessaire pour réduire ce machin-là et on regarde si elle n’a pas de métastases ailleurs. Évidemment, elle en a déjà. C’était sans doute la raison de la fièvre, les métastases étaient en train de se développer.
Il y en a au foie, il y en a au poumon, il y en a sur les côtes et sur les ganglions voisins de la zone touchée mais il n’y en a pas sur la colonne vertébrale, ni dans le cerveau ou la moelle épinière.
Ce n’est pas joyeux déjà ! On a sérieusement la trouille.
La première chimio a lieu dans la semaine. Ils s’aperçoivent qu’il n’y a pas besoin de biopsie, on lui place un cathéter. Elle est tout équipée. Elle aura besoin de morphine pour cette première chimio car elle va avoir mal. C’est un cancer qui se développe très vite mais qui rétrocède très vite aussi. Ces cellules qui sont assez indifférenciées, on ne sait toujours pas bien d’où elles viennent, elles se sont formées pendant la période embryonnaire.
Elle aurait pu nous claquer dans les bras comme ça, nous n’étions au courant de rien.
Je demanderai plus tard au médecin s’il pense que ma fille a des morceaux d’ovaire qui manquent, parce que à priori, c’est plutôt là que se fixent cette sorte de cellules qui se trompent d’endroit et qui après avoir été rejetées, deviennent tumorales et cancéreuses, semble-t-il.
C’est très rare et la localisation qu’elle a est aussi très rare pour ce type de cancer. Normalement, ça se fixe sur les testicules ou les ovaires mais beaucoup plus rarement sur le coccyx et ça se développe en formant une tumeur externe. Ici, pas de pot, ça se passe à l’intérieur et il a donc fallu attendre que ça grossisse. Finalement, la grosse jambe, c’était la compression par la tumeur sur ses veines de retour. En plus, elle avait un thrombus lié à cet écrasement. Un caillot s’est donc remobilisé lorsqu’elle a été auscultée à l’hôpital et il est reparti dans la circulation. Donc, elle aurait pu nous faire une embolie, surtout que nous avions pris l’avion.
Elle aurait pu nous claquer dans les bras, comme ça, nous n’étions au courant de rien.
« Si ça t’arrivait à toi, ce serait moins dur, car tu as déjà trois enfants. »
La chimio, ça détruit toutes les lignées sanguines, les plaquettes et compagnie. Mais en même temps, il faut qu’on détruise son caillot. Alors on lui donne de l’anticoagulant. Le résultat de l’anticoagulant sur une gamine qui n’a plus de plaquettes, ce n’est pas joyeux non plus. Donc, il faut éviter qu’elle ait des chocs.
Elle n’aura pas de choc, en plus, c’est une enfant magnifique à soigner, les gens de Curie disaient qu’elle gazouillait sans arrêt et que ma femme était magnifique et qu’elle était un rayon de soleil pour eux. Le couple mère-fille a été adoré par les soignants. Léa a vu arriver d’autres enfants, il y en a un qui était devenu l’un de ses copains, malheureusement il était en rechute. C’est très dur. Au moment de se faire opérer, il a fait des métastases, donc ils ont plutôt opté pour une nouvelle chimiothérapie. Malheureusement, le cancer s’est développé dans son cerveau, lui poussait son œil à l’extérieur, c’était une véritable horreur. Ma femme et ma fille étaient très proches de cet enfant-là, elles l’ont vu s’abîmer, elles ont vu le père déglingué. La mère était française, le père égyptien. Le gamin était adorable, beau comme tout, heureux de vivre. Un jour, malheureusement, il est mort. C’était très dur pour ma femme. Elle m’a dit : « Si ça t’arrivait à toi, ce serait moins dur, car tu as déjà trois enfants. » Ça, on le prend dans la gueule. C’est une monstruosité quand on le prend dans la figure, mais quand on pense à la souffrance d’une jeune mère, on peut le comprendre.
Mais à ce moment-là, je ne le comprends pas bien. Pour moi, j’ai quatre enfants, ils sont à égalité… Et puis elle me dira aussi quand le petit va mourir : »Mais la maman, elle en a encore deux autres, donc ça réduit sa douleur. »
Il y a des moments, pour exorciser la douleur, on dit des grosses conneries.
J’apprendrai aussi par après, qu’elle a toujours pensé que la petite mourrait.
Elle a préféré se mettre ça en tête afin de moins souffrir le cas échéant. Moi par contre, depuis le premier jour et même avant qu’on parte, je me suis dit, c’est ma fille et elle ne mourra pas ! Voilà, point.
Je n’étais pas du tout dans la même orientation. Pire, j’ai entendu que pour son père et sa mère, la petite était condamnée. Son père qui est médecin, je le comprends très bien, voit des gens malades, il voit peut-être plus les échecs de la médecine que les réussites. Mais c’est sa première petite fille, merde ! Quel soutien pour la maman !
Lorsque je vois combien ma fille coûte par semaine, en gros, 10.000 €, je me suis dit, est-ce que réellement, elle les vaut. J’ai eu cette vision, moi aussi, de santé économique bien que je sois le père et je crois même que je l’ai dit à la mère. Ce qui était une grosse connerie.
Et c’est elle qui va le vivre, ça. Parce que moi je vais partir très vite, avec une certaine lâcheté.
Il y a des moments, pour exorciser la douleur, on dit des grosses conneries.
Dire à une maman, finalement, c’est quand même très cher pour un enfant… Il ne fallait pas le dire. Je ne sais pas si c’est de l’humour ou de l’ironie, c’est compliqué quand on est mal.
Chacun s’en envoie à la tête, on en prend plein la gueule.
Mon problème à moi, c’est qu’il faut trouver un endroit, un appartement pour poser la gamine en dehors de l’hôpital, on ne les fait plus vivre dans des bulles, mais bien à l’extérieur. Pas question de rentrer en Irlande pour la maman puisque le traitement va durer 6 mois.
La pauvre va commencer à vivre une sorte de sérail, au milieu de gens qui souffrent, de gamins qui sont parfois encore plus petits que Léa et qui sont dans un état lamentable, d’enfants qui meurent, de parents déglingués, l’horreur.
Et c’est elle qui va le vivre, ça.
Parce que moi, je vais partir très vite, avec une certaine lâcheté. Je pense qu’on peut le dire, c’est assez masculin. Comme on ne fabrique pas les gamins, la douleur, forcément, n’est déjà pas la même.
Je pars à la recherche d’un appart. Par contre, cela m’a surpris, je ne pensais pas que les gens qui travaillaient dans l’immobilier pouvaient avoir un cœur. Ces gens-là ont tous vécu quelqu’un de cancéreux. Quand ils ont appris comment, à 15 mois, un enfant pouvait être malade, que je leur ai dit qu’il y en avait encore des plus jeunes là-bas, ils ont décrété que c’était une horreur, inacceptable et qu’on nous trouverait un appartement.
Parce qu’un contrat pour six mois ça ne se trouve pas facilement. Tout le monde a été très sympa et très vite on a trouvé un appart mignon, avec des proprios sympas qui comprenaient la douleur. Le côté mignon de ma fille et la beauté de la mère ont aussi beaucoup aidé.
Après c’est l’organisation. Qui c’est qui reste, qui sait comment on fait ?
Est-ce que la décision a été forcée ou acceptée, je ne sais pas.
Moi, je travaille, il faut que j’y aille, je retourne en Irlande. La maman me dit : » Finalement, je n’ai pas besoin que tu sois là pendant que je suis à Curie, parce que je suis à l’intérieur, donc tu viendras la semaine d’après. »
Je n’ai jamais conçu le fait de faire l’amour comme un amusement, mais en tout cas, ce n’est pas simple dans ces périodes-là.
La semaine d’après, on pensait que ce serait de la gaîté parce que l’on sort du truc. Et puis finalement, ce n’est pas de la gaîté. D’abord la petite perdra ses cheveux progressivement, donc on a un enfant « anormal ». Moi ça ne me gêne pas mais pour la maman, c’est difficile de sortir une petite fille qui n’a plus de cheveux, ni cils, ni sourcils. Le traitement nécessite aussi une injection journalière pour dissoudre le caillot. Après on va découvrir les ennuis de la chimiothérapie. Les besoins de transfusion de sang, de plaquettes, etc. avec l’angoisse de l’hépatite, du Sida, de l’affaire du sang contaminé en France.
Il faut aller à l’hôpital. Les hôpitaux ne sont pas faits pour des gamins en chimiothérapie, ce sont des hôpitaux généralistes. Donc on peut y attraper tout ce qu’on veut et Léa attrapera certaines choses.
La semaine d’après, elles sortent de Curie, c’est le weekend, moi j’arrive. Ça fait un moment que je n’ai pas vu ma femme alors comme elle est mignonne, j’ai quand même certaines envies.
Plus tard, elle me dira : » Comment veux-tu qu’on s’amuse à côté d’une gamine qui a le cancer? »
Je n’ai jamais conçu le fait de faire l’amour comme un amusement, mais en tout cas, ce n’est pas simple dans ces périodes-là.
Le gros problème aussi dans cet institut est qu’il n’y a pas de support psychologique pour les parents. Il y en a pour les enfants, et les ados en ont notamment un besoin monstrueux. C’est phénoménal, lors de visites de contrôle pour ma fille, j’ai vu des ados qui apprenaient des choses, on leur faisait des trucs abominables, la chirurgie réparatrice n’était pas prévue pour tout de suite. Déjà que les ados ont des problèmes d’image, c’est vraiment la mauvaise période pour se choper un truc comme ça. Un bébé, on a l’impression qu’il s’en fout. Un ado, c’est terrible de l’entendre geindre avec sa voix qui mue… Bon dieu, c’est infernal !
Après, je me suis demandé si ma femme avait entendu et vu cela.
Elle était bleue, grise. Je l’avais dans les bras, elle tremblait. On lui mettait des compresses d’eau froide. Il a fallu nettoyer le cathéter, j’ai cru qu’elle allait crever.
À ce moment-là, en plus, j’étais dans les morts, mon frère, mort du Sida en 2000, mon père décédé d’un cancer tout récemment, ma mère en mauvais état…
Dans la semaine où j’étais là, le jeudi arrivait la fièvre.
Allez hop, branle-bas de combat, on embarquait la petite, de nuit bien sûr, direction l’hôpital, on va la mettre sous antibiotiques. Ça a presque marché tout le temps sauf une fois, nous n’étions pas loin de la fin de la chimio et en vue de l’opération.
Ils nous ont loupés. Le cathéter s’est bouché. Le lendemain de son arrivée, les antibiotiques ne faisaient toujours pas leur boulot. Le germe balançait ses toxines, ma fille est montée à 41 puis 42°.
Elle était bleue, grise. Je l’avais dans les bras, elle tremblait. On lui mettait des compresses d’eau froide. Il a fallu nettoyer le cathéter, j’ai cru qu’elle allait crever. Elle voulait sa mère, moi qui devais assurer la garde de cette semaine, j’ai dû renoncer et la maman s’est encore fatiguée.
Elle était cloîtrée pendant une semaine à l’hôpital et puis après elle continuait d’être cloîtrée dans son appartement avec sa petite fille « anormale ».
On la soigne du cancer, on va me la tuer parce qu’on s’est planté avec un cathéter. C’est très désagréable.
J’ai du mal à leur en vouloir, parce que je suis vétérinaire et donc j’ai fait des conneries aussi. On sait. Et puis la nuit, c’est fatigant et puis c’est du boulot pas facile, on ne sait pas combien de personnes ils ont à soigner, ils ne sont pas complètement équipés pour la pédiatrie. C’est un service pédiatrique, mais pour la pédiatrie d’enfants comme ça, il manque peut-être quelque chose d’un peu plus stérile ? Un hôpital, d’un point de vue épidémiologique, c’est un mélange d’horreurs, les germes viennent de partout. Quand ma fille est dehors, elle chope aussi des germes mais on ne lui fait pas rencontrer tellement de gamins. D’autant que pour la maman, sa gamine n’est pas fréquentable.
Je lui ramène une voiture, je prends le ferry de Dublin pour Cherbourg, 18 heures de voyage. J’arrive à Paris, je trouve un parking. Je pense qu’avoir une voiture donnera plus d’aisance à ma femme. Je me doutais bien qu’elle était enfermée. Et ça n’a rien donné du tout parce qu’elle n’avait pas envie de sortir. Elle était cloîtrée pendant une semaine à l’hôpital et puis après elle continuait d’être cloîtrée dans son appartement avec sa petite fille « anormale ».
Moi je lui demande : »Mais comment veux-tu que je te prouve que je t’aime ? » Et elle me répond : « Fais-moi la vaisselle. »
Je n’ai pas du tout vu cela comme ça. J’étais heureux de pouvoir la sortir. Je m’en foutais qu’elle avait un bandana sur la tête. Je ne voyais pas le problème. Je n’en ai rien à foutre que les gens me regardent. On n’est plus du tout pareil. Moi je retrouve une femme, j’ai envie que ce soit une femme, même si pour le moment, elle est plutôt une mère et une nurse, pour réduire.
Je lui demande : »Mais comment veux-tu que je te prouve que je t’aime ? » Et elle me répond : « Fais-moi la vaisselle. » Voilà la réponse qu’on reçoit dans la gueule.
Ça veut dire beaucoup de choses. Ça veut dire, je suis « sur » Léa, toute autre chose que Léa me coûte en temps. Le temps est d’ailleurs devenu pour elle, depuis la naissance de la petite, quelque chose de fou, une montre vivante.
Là, les soignants se trompent de poche de médicament. On place la poche de Léa à l’autre et inversement.
Concernant les parents de ma femme, je n’ai pas eu l’impression qu’ils étaient là pour aider leur fille, ni leur petite-fille. Les relations familiales étant compliquées, ceci explique peut-être le déni de la maladie ? Peut-être ont-ils eu peur de découvrir une pathologie qui n’est pas soignable ? La fatalité, c’est la mort. Mais la mort par traitement, c’est une horreur. Le grand-père de Léa est sacrément allopathe tandis qu’une sœur de ma compagne a réalisé sa thèse de doctorat sur les médecines parallèles. Donc, tout ce qui touche à la psychologie est considéré comme fou dans cette famille. Et puis, on est à la campagne. On est donc dans le matériel, dans le réalisable, l’acceptable. C’est comme pour les Africains quand on leur parle de gens dépressifs, ils disent que ça n’existe pas.
Il y a eu pas mal de choses loupées. Une nuit, à Curie, ma fille ainsi que sa maman sont dans une chambre avec un autre enfant cancéreux dont le parent doit être à la « Maison des parents ».
Là, les soignants se trompent de poche de médicament. On place la poche de Léa à l’autre et inversement. Ma femme s’en est aperçu, je ne sais pas comment et a fait effectuer le changement. C’est monstrueux ce qu’elle vient de vivre, mais ma femme ne veut pas non plus faire perdre son boulot à quelqu’un qui est peut-être épuisé.
Ma femme est en première ligne. Je suis loin pour elle. Je suis peut-être en train de m’amuser. Je suis invité par des copains de temps en temps. Mais je n’y arrive pas. Je me rappelle un barbecue. Je n’y suis pas resté plus de deux heures. Je voyais des gens s’amuser avec leurs enfants, ma tête était à Paris.
On ne va pas arrêter de s’engueuler pendant toute cette période-là.
Je me suis souvent demandé si je lui téléphonais tous les jours pour savoir. Moi je ne fonctionne pas comme ça. Je suis vétérinaire et de la vieille garde. Le téléphone, c’est pour l’urgence. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
Et puis, on a appris, en tant qu’homme, à ne pas pleurer, à ne pas réagir. Je suis balaise, on ne s’attend pas à ce que je m’écroule.
Après, on se le fait reprocher. On pense que comme tu as les épaules rondes, tout glisse sur toi. Au moment où l’autre est mal, si on l’est aussi, l’autre ne va pas aimer.
Donc, personne n’est mal. C’est enfermé, monstrueux. On le vivra tout le temps comme ça.
On ne va pas arrêter de s’engueuler pendant toute cette période-là. J’aime ma femme, j’ai besoin de me détendre, mais je ne peux pas la tromper. C’est terrible, car je me dis qu’il faut aller voir ailleurs quand on vit des moments pareils. Et il ne faut pas qu’elle le sache. Et pourtant je n’ai pas envie de la tromper ou de faire quoi que ce soit. J’aurais aussi dû faire du sport.
Nous nous sentons perdus aussi. Ma femme n’a aucun appui, aucune copine et moi non plus.
Nous vivions un peu cachés en Irlande, comme couple paria, moi pas encore divorcé et vivant en concubinage avec une femme vingt ans plus jeune. Entre guillemets, personne ne nous aime ou du moins, je le crois.
Ma femme est discrète, intériorisée, et moi plus expansif, bruyant.
Les difficultés que nous éprouvons dans le couple s’accroissent pendant le cancer.
Ma femme va se cacher encore plus lorsque la petite sera malade. Elle me dira plus tard que si elle avait eu un appui psychologique, elle n’aurait pas eu le courage de faire face. Elle avait besoin d’être fermée pour se concentrer uniquement sur la petite.
Nous avions prévu d’avoir un second enfant, mais il n’y a pas eu de deuxième, tout ça suffit largement comme ennuis.
Elle me dira aussi plus tard qu’elle avait envie d’en faire un deuxième pour montrer à sa famille, au monde, qu’elle était capable de faire un enfant « normal ». Ce qui est très gênant, c’est que mes trois autres enfants sont « normaux ». Je lui ai dit que ce n’était que le fruit du hasard, du « pas de bol ».
Une autre expérience terrible pour elle, lorsqu’elle était à Paris, dans le quartier Latin où se situe l’Institut Curie, c’est qu’elle voyait les gens à la terrasse des cafés, au mois de mai par beau temps. Et elle était enfermée avec une gamine à surveiller.
Il y a eu cinq traitements de chimio entre février et juillet. On ira jusqu’au bout de l’horreur, enfin pas tout à fait, car la petite survit. On sait très vite que ce traitement va marcher. Les médicaments ont quasiment 98% de réussite, après il y a les risques secondaires qu’ils entraînent.
Quand vous voyez que les gens paient 10 000 € pour soigner notre fille, quand on voit ce beau système de solidarité, on aime son voisin.
Après l’affaire du cathéter bouché, on va vivre un autre truc. Au moment de l’opération, programmée début juin, pas de pot, elle fait de la fièvre. Il y a une infection, un clostridium difficile, agent nosocomial. L’opération doit être remise. La maman assimile cet ennui à ce qui s’est passé pour un autre petit enfant du service, un petit Égyptien dont le traitement a échoué. Elle pense que le cancer redémarre et que sa fille va mourir. À ce moment-là, je ne le sais pas, elle ne dira rien.
On a une vision d’une médecine, de la science qui peut tout. On n’accepte plus la mort.
Ce que je trouve important à faire passer au monde politique, c’est : « Surtout, ne touchez pas à tout ça ! » Quand vous voyez que les gens paient 10 000 € pour soigner notre fille, quand on voit ce beau système de solidarité, on aime son voisin. Les systèmes par répartition, que ce soit la retraite, les soins de santé, c’est fondamental pour le fonctionnement de la société.
En le regardant, je vois tout ce qui passe dans sa tête. Il se dit que c’est à cause de cette saloperie de système qui demande aux gens de faire de l’argent, de l’économie.
L’opération sera réalisée au mois de juillet, parfaitement réussie. La tumeur était mal placée, non loin du rectum et de l’anus. Le chirurgien a dû gratter un peu le muscle du rectum et on a craint que la petite ait des difficultés de contraction et d’expulsion. En septembre, nous retournons en Irlande. La petite est en aplasie et c’est pour cela qu’on se rend à l’hôpital pour qu’elle reçoive des compléments de plaquettes, cellules ; une ambiance continuelle d’hôpital donc, car elle attrape sans arrêt quelque chose. Nous sommes installés dans un protocole instauré par l’Institut Curie, qui est aussi un institut de recherche. Nous avons bien entendu accepté ce protocole, ces chercheurs sont des sauveurs pour nous. Le suivi devait s’effectuer en part-time, à l’Institut Curie à Paris et à l’hôpital irlandais. Là on s’est aperçus qu’ils avaient un réseau de cancérologues en Irlande, notamment dans l’hôpital où nous l’avions emmenée la première fois. Y compris le chef de clinique qui n’avait pas vu la tumeur. Il doit alors lui effectuer un toucher rectal pour voir si elle est douloureuse, comme demandé par le protocole, suite à l’opération. Lorsqu’il voit ma fille, il se rappelle bien tout ce qui s’est passé. Il effectue le toucher rectal, il le fait aussi doucement qu’il le peut, la petite a mal. Le médecin est à genoux pour cela et il lui dit : »Forgive me ». Pardonne-moi. Et j’ai vu dans ses yeux qu’il ne lui demandait pas le pardon pour la douleur occasionnée par son examen, mais pour tout le reste : il est membre du réseau du cancer et il est passé à côté de tout cela…
En le regardant, je vois tout ce qui passe dans sa tête. Il se dit que c’est à cause de cette saloperie de système qui demande aux gens de faire de l’argent, de l’économie. J’ai de mauvais toubibs à mes ordres, je n’ai vu que la libération d’un lit, je n’ai pas essayé de savoir ce qu’elle avait, pendant une semaine, on n’a effectué aucun examen. On aurait pu aller au-devant, peut-être n’aurait-elle pas eu ses métastases.
Je vois tout ce déroulement dans sa demande de pardon. Quand nous quittons l’hôpital, il lui redemandera pardon, tout bas.
Ce type-là en a pris plein la gueule. Moi je lui ai pardonné parce que je sais dans quel monde nous vivons et que je le comprends. On ne peut pas s’empêcher de penser. En Afrique, un petit enfant de 15 mois qui meurt, c’est courant… C’est difficile après. J’adore ma fille, petite dernière, je suis tellement content et soulagé qu’elle soit là. Et en même temps, je me dis que je vis dans un monde de luxe. Comment peut-on avoir des difficultés de couple, alors que nous mangeons, nous vivons bien, nous avons même le superflu, nous sommes en bonne santé. Après la maladie, tu remets tout en question.
Ensuite, la maman est partie pour travailler en Belgique, j’allais avoir cinquante et un ans.
Je pense que j’ai été lâche pendant cette période-là. Un jour, une femme m’a dit : « Tu aurais dû faire un prêt bancaire et arrêter de travailler, après tu aurais remboursé. » Je n’ai jamais imaginé ça. Je n’ai pas été suffisamment là. J’ai beaucoup de mal à prendre des jours de congé ou même de maladie. Je n’en ai pas pris assez, nous aurions alors pu alterner l’enfermement. C’est une grosse erreur car elle s’est dit que je m’amusais et elle en crevait.
Il fallait que je me confronte à quelqu’un. J’avais besoin de sparring partners.
Depuis lors, j’ai aussi compris que ma femme m’avait dit des choses dures car il y avait une souffrance extrême. Il a fallu qu’elle trouve une source pour expliquer la maladie de sa fille. Le Dieu des Africains est toujours gentil même s’il reprend la vie très vite. Mais nous les occidentaux, ne fonctionnons pas comme cela. Cela ne peut pas arriver que Dieu veuille reprendre la vie d’un enfant, donc c’est forcément que l’on paie une faute. La culpabilité s’installe sur la maladie.
Il y a huit ans qu’on l’a soignée. Ça ne veut pas dire que c’est guéri, ce ne le sera jamais. On a toujours peur.
Aujourd’hui, c’est moi qui prends en charge les consultations de contrôle chez l’oncologue pédiatrique à Curie. Lorsque j’y vais, je souffre car on voit des ados qui ont des choses horribles. Je n’ai pas vécu tout cela à l’époque où Léa était malade. La petite, par contre, aime retourner pour voir les infirmières et jouer à l’endroit où elle jouait.
Pourtant, même si je n’y étais pas, j’ai souffert aussi. Je me suis engueulé avec des collègues, ou mon patron parce que j’en avais besoin. Il fallait que je me confronte à quelqu’un. J’avais besoin de sparring partners.
Mon patron l’a compris. Un de ses fils est mort.
Mais je me suis senti lâche parce que je n’avais pas envie de rester dans ce monde qui puait la mort, bien qu’étant persuadé qu’elle ne mourrait pas. Lorsque j’ai été tout seul, j’ai prié et j’ai pleuré. Je ne sais pas si ça a servi à grand-chose.
Aujourd’hui, le couple n’a pas tenu mais Léa est une jolie gamine de 10 ans, en parfaite santé.
Juin 2012
Propos recueillis par Emmanuelle Van Besien – Remerciements à Véronique Van Derstraeten et Daniel Aronovitch pour leur relecture attentive.