« À ce moment-là, il n’y a qu’un parent placé dans la même situation que toi qui peut te comprendre et t’aider. » Ces mots, ce sont ceux de Giovanna Ciatto, relatant l’histoire de la maladie de sa fille Élodie, disparue à l’âge de 5 ans d’une histiocytose, il y a 19 ans. Cette maladie rare se caractérise par la présence anormale dans certains tissus, de « cellules de Langerhans », devant normalement participer à la défense de l’organisme.
Les séjours en service de pédiatrie, les difficultés que connaissent les parents, les moments d’abandon, de perte de confiance, de désarroi, de chagrin mais aussi de joie et d’espoir, les trajets à Paris aller-retour dans la même journée pour une consultation…
Giovanna peut en parler en connaissance de cause, la maladie d’Élodie a été diagnostiquée à l’âge de 5 mois. L’évolution de la maladie a connu divers états pendant les 5 années de vie de la petite fille, jusqu’à son décès.
Le chemin parcouru par cette maman est aujourd’hui source de réflexion et d’inspiration pour les professionnels de la pédiatrie, dont nous faisons également partie. Certaines choses ont bien changé avec bonheur, d’autres problèmes perdurent toujours.
Si ce chemin fut parfois intensément douloureux, Giovanna évoque surtout tout l’amour et le bonheur qui ont prévalu durant ces cinq années. Au fil de son récit, un constat apparaît comme incontournable, les parents qui affrontent la maladie sont les uns pour les autres, une ressource irremplaçable dont il faut à tout prix favoriser l’existence par des lieux adéquats et accessibles financièrement à tous.
Quels sont les souvenirs qui te reviennent à l’esprit lorsque tu songes à cette période difficile de ta vie ?
Giovanna Ciatto : Quand Élodie était en fin de vie, j’étais enceinte de mon petit dernier. Avec l’équipe de Montegnée, le docteur Nadine Francotte qui la suivait et mon gynécologue, nous nous sommes demandés comment gérer les chimiothérapies de ma fille et l’accouchement. Nous avons décidé de les programmer pour essayer de régler les choses le mieux possible. J’ai donc accouché sur un temps de repos entre deux chimiothérapies.
L’arrivée du bébé a-t-elle représenté une difficulté supplémentaire ?
G.C.: La difficulté était que j’avais un petit garçon qui demandait des soins, j’étais moi-même très fatiguée parce que je savais où j’allais. Nous savions que l’issue était fatale à ce moment-là. Les infirmières ont décidé pour me créer un temps de repos, de venir à la maison. J’habitais à quarante kilomètres de l’hôpital. Les infirmières se déplaçaient avec un Baxter, du matériel médical. Elles s’occupaient d’Élodie, jouaient avec elle, lui donnaient ses médicaments, son bain. Et moi j’avais un temps libre avec mon bébé ou maman prenait en charge mon bébé et j’avais alors un peu de temps pour me reposer. Je pense que j’ai vraiment connu le sommet de ce qui peut exister comme aide.
Quels rapports entreteniez-vous, ton mari et toi, avec l’équipe soignante ?
G.C.: Nos rapports étaient très proches, nous étions comme une famille. Nous avons beaucoup chamboulé la vie de l’hôpital. Et ça je pense que c’est important. Il faut que les équipes soignantes l’entendent. C’est très important que l’enfant se retrouve chez lui aussi à l’hôpital. Si Elodie n’avait pas envie de manger ce qu’on lui présentait à l’hôpital, on lui préparait des repas à la maison, les grands-mères apportaient des petites pâtisseries qu’elles confectionnaient.
Nous avons eu la chance d’être bien entourés par la famille. C’est important à tout niveau pour l’enfant malade autant que pour les parents. Mais le soutien de l’équipe soignante et des parents présents dans l’unité est peut-être encore plus important.
Pourquoi ce soutien professionnel et social des parents concernés est-il encore plus important ?
G.C.: Pour moi, c’est encore plus important, ça passe avant la famille. Parce que j’ai l’impression que nous partageons le même intérêt. Ce que veulent les soignants, c’est la guérison de l’enfant. Nous, et je parle pour tous les parents concernés dans l’unité, désirons aussi ardemment ces guérisons.
Personne ne peut mieux te comprendre que le soignant et les parents qui vivent la même chose ?
G.C.: Tout à fait. Nous sommes dans un microcosme où l’on vit les mêmes choses, on l’on partage le même vocabulaire. La difficulté réside dans le fait de laisser la place aux émotions. Au départ, l’équipe de Montegnée ne voulait pas que les parents discutent trop entre eux, parce qu’ils jugeaient que les parents portaient suffisamment de charge avec leur propre enfant que pour devoir aussi porter les fardeaux des autres. Mais, c’est comme un paquet qu’on porte à deux. Un gros paquet que l’on porte seul est très lourd, alors qu’à deux, il est toujours plus léger quand même car on partage.
Je pense à une maman qui me disait que le plus important, c’étaient les amitiés qu’elle a nouées à l’hôpital. Qu’en penses-tu ?
G.C.: Je suis tout à fait d’accord. Il faut se dire que lorsqu’une maman est forte, l’autre peut se permettre d’être plus faible. On joue ainsi les vases communicants. Je ne me suis jamais dit qu’Élodie pouvait mourir. Ça a vraiment été difficile pour ma fille. Parce que sa maman ne voulait pas la laisser partir, donc elle devait se battre. Mais la maladie était plus forte.
Que s’est-il passé alors ?
G.C.: À un moment donné, une maman m’a dit : « Ne comprends-tu et ne vois-tu pas que tu la retiens ? »
Je crois qu’il n’y a qu’une maman qui peut se permettre de dire cela. Une maman qui vit les mêmes choses que toi. Parce que venant de quelqu’un d’autre, tu te diras toujours : comment peuvent-ils penser, comment peuvent-ils dire, comment peuvent-ils juger… Tandis qu’une maman qui partage les mêmes choses que toi, même si ce n’est pas tout à fait la même maladie mais plus ou moins dans ce panier des cancers, tu te dis : elle souffre comme moi et je l’entends. Elle peut dire vrai parce qu’elle vit comme moi les mêmes choses que moi. Et à partir de ce moment-là, je me suis préparée.
Cela a pu te libérer, ainsi que ta fille ?
G.C.: Oui, je crois bien. Je lui ai dit que je savais qu’elle souffrait énormément et que si à un moment donné, la souffrance était tellement forte, que notre amour, lui, était plus fort que ça, que même si elle n’était plus là, on s’aimerait. Mais c’est difficile à dire et encore maintenant, j’en ai les larmes aux yeux. Mais c’est libérateur pour tout le monde.
As-tu aidée par quelqu’un d’autre que les mamans dans ce chemin ? Les psychologues ?
G.C.: Je n’avais pas un bon rapport avec les psychologues de Montegnée. Je pense que la relation avec un psychologue doit être bonne sinon, les mamans sont plus fortes. Oui, moi, c’est une maman qui m’a ouvert les yeux.
Il y avait un immense amour, c’était le nœud. Le nœud ne se déferra jamais. Je pense qu’elle est partie sereine parce que l’on s’est bien dit les choses. Et moi aussi, je l’ai laissée partir sereinement. Parce que je ne la retenais plus d’abord et parce que je me libérais aussi.
T’es-tu sentie d’une aide capitale aussi pour une autre maman ?
G.C.: Oui bien sûr. Quand je n’étais pas bien, les autres étaient autour de moi mais quand les autres n’étaient pas bien, j’étais autour des autres, avec d’autres mamans. D’ailleurs, lorsque les équipes de Montegnée ont décidé de remettre en question tout le fonctionnement du service, je leur ai dit que c’était important.
Comment peut-on favoriser ce soutien mutuel entre parents ?
G.C.: À Villejuif (Institut de cancérologie Gustave Roussy), il y a une maison de parents où ils vivent ensemble et partagent les choses difficiles. Je pense que c’est une bonne chose que l’on pourrait créer. Le séjour dans un lieu spécifique, avec des salles réservées, aide énormément, il doit être remboursé aux parents.
Les aspects financiers compliquent les choses ?
G.C.: À partir du moment où la pathologie est grave, lourde à porter financièrement, il faut que les cols blancs se rendent compte que pour les parents, cela devient très difficile à tout niveau et que les aspects financiers peuvent devenir insurmontables. Même si pour nous, ce n’était pas trop difficile financièrement, nous avons quand même dû ramer par moment.
Un exemple outrant, ce sont les médicaments prévus pour d’autres pathologies que celle de ton enfant, mais les seuls à pouvoir l’aider et qui ne sont pas remboursés dans le cadre de sa pathologie. À un moment, on se retrouvait avec une piqûre coûtant à l’époque l’équivalent de 40 euros par jour
Les points important sont donc un meilleur remboursement des médicaments, une maison pour les parents, quoi d’autre ?
G.C.: Oui, certainement. Pour la maison de parents, je pense qu’un encadrement par une assistante sociale serait une bonne chose pour toutes les choses administratives, parce qu’on n’est pas au courant de toutes les aides qui existent. Et par une psychologue habituée à travailler dans ce genre de problématique. Mais ça ne fonctionne pas toujours d’une personne à l’autre. Le soutien familial est également primordial. Dans mon cas, mon mari n’était pas disponible comme soutien, s’étant donné pour mission de pourvoir à la fonction économique de la famille mais il était en grande souffrance. Je n’avais donc peu de soutien moral de sa part. Je n’ai eu aucun regret lorsqu’Élodie nous a quittés, mais lui en a encore. Il n’a pas réalisé le même chemin. Il n’était jamais à l’hôpital et n’a pas pu échanger avec sa fille comme je l’ai fait. C’est donc important aussi pour les papas d’être aidés, entourés et soutenus.
La famille n’apporte pas toujours le soutien espéré ?
G.C.: Non, les réactions de la famille n’étaient pas toujours celles espérées. Élodie a dû avoir une radiothérapie. Je déposais mon bébé chez sa marraine qui était mon amie. Personne ne le savait à part mon mari, la marraine, le parrain et moi-même. J’allais en radiothérapie au CHU. Je revenais chercher Bernard et je rentrais à la maison. Personne n’en savait rien parce qu’ils ne comprenaient pas les choses. Je ne sais pas mettre de mots. Ils ne le savaient pas parce qu’ils n’étaient pas capables de comprendre ça. Ils n’étaient pas capables de prononcer le mot « cancer ».
Un soutien psychologique est absolument nécessaire après le décès ?
G.C.: Encore faut-il que cette personne le veuille. Après le décès, ça a été le gouffre. Notre couple s’est complètement effiloché. Mon ex- mari n’aurait pas voulu d’une thérapie.
Je pense que l’idéal, c’est une prise en charge de la famille. Il faut aussi entendre la souffrance des autres enfants. C’est bien car on prend toujours des nouvelles du petit malade, mais les autres ? « Ils vont bien ! »
Le fait de pouvoir octroyer du temps aux parents d’enfants malades est aussi important. Tu rentres chez toi pour te doucher, tu perds une heure. Mais c’est vital une heure !
Tous les moments auprès de l’enfant comptent.
D’un point de vue technique, logistique, qu’est-ce qui était le plus difficile à vivre ? Les trajets, les papiers à remplir ?
G.C.: J’arrivais assez bien à combler les problèmes administratifs, les règlements de facture, etc. Durant la première année de maladie, Élodie a été soignée dans un autre hôpital par un bon médecin, bon chercheur, mais qui n’a aucun cœur. Là, ça a été très dur. C’est pour cela que je suis si respectueuse de l’équipe de Montegnée car j’ai trouvé là ce que je n’ai pas trouvé dans le premier hôpital. Les infirmières de cet hôpital qui n’existe plus aujourd’hui, étaient en souffrance. Le médecin entretenait le secret. Je n’ai jamais pu entrer dans une salle d’examen quand il faisait une piqûre à ma fille, elle hurlait derrière la porte. Ça ce n’était pas normal.
Dans la mesure du possible et tout en respectant les consignes d’hygiène, c’est important que l’on puisse assister aux soins, examens, ponctions, surtout s’ils sont douloureux.
J’ai d’ailleurs appris à effectuer des piqûres pour éviter des trajets.
Concernant les aménagements du travail, qu’en penses-tu ?
G.C.: C’est simple, j’ai dû arrêter de travailler. J’ai mis fin à mon contrat. C’était impossible à gérer autrement. Cependant je n’ai pas de propositions à faire concernant une loi pour tout le monde. Ce sont à chaque fois des cas particuliers. Je ne sais pas comment j’aurais fait si j’avais été seule. Autour de moi, il y avait des mamans seules. Elles travaillaient quand elles le pouvaient. Et lorsque l’enfant était vraiment mal, elles se mettaient en arrêt maladie, sur la mutuelle. Elles avaient un certificat. Je ne vais pas dire de complaisance, car on ne peut pas travailler quand c’est aussi dur. Et on ne peut pas laisser son enfant seul quand il est mal. Je pense que les employeurs savent le comprendre. Mais il faudrait sans doute prévoir quelque chose, à tout le moins pour l’un des deux parents et systématiquement en cas de famille monoparentale. Et sans perte financière car on a besoin de plus d’argent lorsque l’enfant est malade. Et lorsque le pronostic vital est engagé, l’enfant a certainement besoin de ses parents. Donc automatiquement, la loi devrait prévoir quelque chose pour l’accompagner. Un enfant qui est bien entouré est un enfant à qui on donnera plus de chance. D’un point de vue financier en général, pendant cette période difficile, tous les trajets, les soins devraient être remboursés au maximum.
Les difficultés apparaissent aussi dans le couple ?
G.C.: Je pense à une famille dont le papa est parti alors que la petite fille de deux ans avait une leucémie. La petite est décédée. Ce sont souvent les papas qui démissionnent. Et si ce n’est pas le cas, il y a en tous les cas une rupture au niveau du couple. C’est difficile, chacun a son fardeau et pour préserver l’autre, on se tait et ce silence est fatidique. Mon mari a refusé l’aide psychologique que l’hôpital lui proposait.
Vous n’étiez pas les seuls dans le cas ?
G.C.: Non, bien sûr, chacun est amputé. Il n’y a pas de mots pour désigner des parents qui ont perdu un enfant. On n’est plus parent, on n’est plus rien.
As-tu envie de faire passer quelque chose ?
G.C.: Au bout du tunnel, il y a une lumière. Ça a été mon moteur. C’est une promesse que je lui ai faite. Pour tous ceux qui sont encore autour de nous, il faut continuer à vivre et à vivre pour celui qui n’est plus là, sans en faire quelque chose de pathologique, ériger un mausolée etc. La mort, la maladie ne sont pas tabou à la maison, mais nous ne déposons pas une bougie devant sa photo. Le cimetière n’était pas loin de la maison, donc nous allions nous promener avec les enfants et nous passions devant « le jardin d’Élodie ». Ils ont grandi avec ça. Mon second avait un an lorsqu’elle est décédée. Le dernier n’a pas connu Élodie et c’est plus difficile pour lui car il n’a pas vécu ce temps familial, cette histoire que nous partageons avec son frère aîné ne fait pas partie de sa vie. Mon jeune fils a d’ailleurs écrit un poème récemment pour son cours de littérature, intitulé Élodie, je l’ai appris à la réunion de parents.
Au moment où l’enfant malade est encore là, il faut que l’on garde les règles de vie, Élodie a toujours vécu normalement, du mieux qu’on le pouvait. Et quand il n’est plus là, il faut continuer à vivre, c’est ça mon mot de la conclusion.